L’Europe juge dangereux de prolonger l’état d’urgence en France

Tout État démocratique doit s’opposer à la barbarie du terrorisme en évitant d’affaiblir l’État de droit

 

Les récentes déclarations du gouvernement français annonçant son intention de demander au Parlement de prolonger l’état d’urgence laissent présager une période difficile pour les droits de l’homme en France. Proclamé et prolongé dans l’émotion provoquée par les horribles attaques de Paris de novembre 2015, cet état d’urgence semble avoir eu des effets concrets relativement limités en matière de la lutte contre le terrorisme, mais il a en revanche fortement restreint l’exercice des libertés fondamentales et affaibli certaines garanties de l’Etat de droit. Il faut éviter de pérenniser cette situation.

Parmi les effets les plus préoccupants de la mise en œuvre de l’état d’urgence figurent les perquisitions administratives réalisées sans autorisation judiciaire préalable et les assignations à résidence de bon nombre de personnes sans lien avec le terrorisme. Bien que les chiffres communiqués par les autorités fassent état d’une diminution du nombre de ces mesures, des préoccupations demeurent quant à leur légitimité et à leur proportionnalité. Le juge administratif exerce certes un contrôle a posteriori, mais le juge judiciaire – garant de la liberté individuelle – est exclu du processus décisionnel, qui repose ainsi uniquement sur l’autorité administrative.

Dans cette configuration, des abus ont été commis par les forces de police. En particulier des interventions violentes fondées sur des informations incorrectes ont causé une grande souffrance morale et des dommages matériels lourds chez des personnes n’ayant aucun lien avec le terrorisme. Les victimes de ces opérations – qui sont parfois des familles avec enfants – n’ont que des recours limités pour contester le bien-fondé des mesures dont elles ont fait l’objet. S’il est vrai qu’un dédommagement est en théorie possible, il semble compliqué à obtenir en pratique car, comme l’a relevé le Défenseur des droits, une copie du procès-verbal de perquisition mentionnant les dommages occasionnés n’est pas toujours remise aux personnes dont le domicile a été perquisitionné.

De plus, il sera difficile de surmonter le traumatisme que ces opérations ont produit sur beaucoup des personnes ciblées injustement.

Un très grand nombre de mesures mises en œuvre dans le cadre de l’état d’urgence ont visé des personnes de confession musulmane, ou supposées telles. Des responsables religieux et des organisations non gouvernementales ont publiquement fait état du profond malaise que cela suscite parmi la population musulmane, qui se sent ciblée, discriminée, et craint d’être assimilée au fanatisme et au terrorisme dans lesquels elle ne se reconnaît pas. Ces mesures visant des personnes de confession musulmane sans lien avec le terrorisme contribuent à renforcer la stigmatisation ainsi que la marginalisation des musulmans et mettent donc en danger la cohésion sociale. Le vivre-ensemble, auquel la France est si justement attachée, exige que des réponses concrètes soient apportées à ces craintes légitimes.

La liberté de manifester – liberté fondamentale dans toute démocratie – s’est également trouvée prise dans les mailles sécuritaires de l’état d’urgence, et la France a suspendu partiellement l’application de la Convention européenne des droits de l’homme. Ceci a pour effet d’affaiblir plus encore la protection des droits de l’homme et de restreindre fortement la possibilité pour un individu de contester les abus des autorités administratives et de la police devant une cour internationale.

Cet état exceptionnel pourrait bientôt devenir ordinaire. Il est compréhensible et justifié que l’Etat se mobilise pour protéger sa population face à une menace terroriste qui reste réelle. Toutefois, continuer dans la voie tracée jusqu’à présent n’est pas souhaitable, car la pérennisation de l’état d’urgence aggraverait la polarisation de la société et affaiblirait l’Etat de droit. Continuer à donner plus de pouvoir à l’exécutif tout en réduisant celui de l’autorité judiciaire risque de saper le système de poids et contrepoids nécessaire dans une démocratie et de conduire à une augmentation du nombre d’opérations abusives et attentatoires aux libertés, sans pour autant rendre la France plus sûre.

Les décisions auxquelles le gouvernement et le Parlement français sont confrontés sont difficiles et lourdes de conséquences. C’est pourquoi elles doivent être prises dans un climat de gravité, mais aussi de sérénité. Il est impératif que les arguments et les préoccupations soulevés par tous les acteurs du débat démocratique soient entendus.

Je pense en particulier aux commissions des lois de l’Assemblée nationale et du Sénat, qui exercent un contrôle parlementaire sur la mise en œuvre de l’état d’urgence, ainsi qu’au Défenseur des droits et à la Commission nationale consultative des droits de l’homme, qui ont émis d’importantes réserves quant aux mesures prises et à la marginalisation du juge judiciaire dans ce contexte. Je pense également aux organisations professionnelles de magistrats, d’avocats et de policiers, aux universitaires et aux organisations de défense des droits de l’homme et des libertés.

Enfin, l’avis des organismes internationaux, tels que le Conseil de l’Europe – dont l’Assemblée parlementaire vient de consacrer un débat aux mesures pour lutter contre le terrorisme tout en respectant les droits de l’homme –, doit aussi être pris en compte dans le processus décisionnel.

Les terroristes se nourrissent des peurs. Ils veulent nous faire croire que nous devons choisir entre libertés et sécurité. Or, une démocratie n’a pas à faire ce choix. Un État démocratique doit s’opposer à la barbarie du terrorisme en évitant d’affaiblir l’État de droit et le respect des droits de l’homme. Ne pas réussir à trouver cet équilibre serait une victoire pour les terroristes.

Nils Muiznieks, Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe